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Chroniques
Claude Debussy pianiste
l’intégrale de François Chaplin
À l’instar de toute autre entreprise du même type, l’intégrale de l’œuvre pour piano seul de Claude Debussy donnée par François Chaplin en trois récitals se devait d’éviter deux écueils : laisser le jeu de l’artiste s’éroder avec le temps et les concerts, lasser son public d’un encyclopédisme quelque peu roboratif. On doit au talent de l’artiste d’avoir su nous faire traverser chacune des plus de soixante-quinze pièces de son programme en suscitant toujours un appétit nouveau pour la suivante.
Les morceaux s’enchaînent sans réel souci chronologique – les Préludes, par exemple sont présentés par courtes séquences de quatre en mélangeant les partitions de 1909-1910 avec celles de 1910-1912. L’unité de certains recueils est cependant conservée (Chidren’s Corner joué d’un bloc). Plus, donc, qu’à une série de tranches analytiques dans l’œuvre pianistique, c’est à une longue promenade qu’on nous convie, presque badine et comme improvisée.
Cela dit, chaque soirée est encadrée de huit préludes ou études, répartis en deux groupes de quatre, et, sans emphase particulière sur ce point, s’articule dans l’intervalle ainsi découpé autour d’un jeu de symétries discrètes (Images I et Images II en fin de premières parties, une certaine diversité cyclique des climats). La subtile succession de points de vue ainsi enchaînés détours après détours révèle un paysage moins échevelé qu’on ne le croirait d’abord, sans surprise de circonstance, mais, ici et là, la rencontre inopinée et merveilleusement ordinaire d’une inflexion triste, d’une cadence ironique, de telle harmonie jazz. La texture du programme s’avère semblable à celle de la musique qu’il sert, tressée d’impressions fugaces et d’esquisses affectives, toujours à même d’accompagner au plus juste la naissance de cette façon dont touche le monde lorsqu’on se fait attentif, non pas tant au sens des mots qu’on lui accole mais à la manière dont il s’invoque comme magiquement dans l’éprouvé qu’on en a.
Le jeu du pianiste est conforme au programme. Jamais raide, toujours présent (et intensément), François Chaplin donne au piano de Debussy un coloris changeant à la mesure des impressions dont les partitions teintent leur titre. Ce que l’on observe parfois de résonances trop marquées ou de vibrations désagréables lors d’un relevé de pédale un peu lent n’atténue pas le charme incroyablement vif à s’être tissé entre partition, corps du pianiste et affects du spectateur. Fluidité du Mouvement (Images I|3), intimité des Reflets (Images I|1), hiératisme grave-ironique de La Puerta del Vino (Préludes), sensualité du Poisson d’Or (Images II|3), tourbillonnement souple et sans excès de la Danse de Puck (Préludes), formalisme plus technique des Études…
Il y aurait trop long – et trop d’impossible – à retracer l’ensemble de ce qui, soir après soir, relève d’une longue et discrète incantation. Aux labilités de la partition, le corps du pianiste semble devoir répondre, mais sans cette désagréable ostentation qui rappellerait au public qu’il y a bien là un artiste – comme si la musique elle-même, somme toute, n’y suffisait pas. Rien de cela ici. Il faut, semble-t-il, à la musique que le corps conserve sa liberté d’expression : froncements de sourcils, sourires, jeux d’épaules, léger chantonnement en doublure des petites voix dont Debussy fait ses mélodies, doublent l’espace sonore d’une étonnante intimité, sans aucun sentimentalisme pourtant. Comme un appel, d’autant plus irrésistible qu’il ne s’affirme pas comme tel.
Il sera malaisé d’en dire plus. Ces instants se racontent mal, tout emmêlés de nos propres affects qu’ils sont désormais. Il en va ainsi de toute magie durable : rien de sublime, grandiose, ni bouleversant – superlatifs ici inopérants – mais simplement un très remarquable moment de musique.
MD